CUT | Le magazine du court métrage
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La musique chez Scorsese

La musique chez Scorsese

 

 

L'influence esthétique déterminante subie par Scorsese, avec celle du cinéma, est sans aucun doute celle de la musique. Non pas la musique dite "sérieuse", ou "grande", qu'il semble peu connaître et peu apprécier, mais les chansons populaires, les airs de danse, et surtout le rock’n’roll, qui formèrent le fond sonore ininterrompu de son enfance et de son adolescence. Il habitait un quartier surpeuplé où il entendait constamment de la musique, venant des appartements, des bars, des boutiques. La radio était toujours allumée, un juke-box jouait de l'autre côté de la rue, et dans les immeubles, on pouvait entendre de l'opéra venant d'une pièce, et du rock’n’roll venant d'une autre. Rien à voir avec la culture musicale contemporaine, qui consiste le plus souvent à savourer la musique au travers de l’intimité soyeuse et égoïste des écouteurs d’un walkman. A son époque, les musiques, tous comme les origines ethniques, étaient brassées dans un même espace calfeutré.


Ce mélange de styles est à la base même de cette compréhension intuitive du cinéaste, d’associer la musique à une dramaturgie, ou tout du moins à une ambiance. Encore aujourd’hui, Scorsese reconnaît disposer d’un chauffeur particulier dont la première fonction consiste, avant toute autre chose, à changer de station de radio dès que ça commence à parler, et qui sait le mood sur lequel il faut se brancher. "Je sais que, sans la musique, je serais perdu. Très souvent, c'est uniquement en entendant la musique choisie pour mon film que je commence à le visualiser" précise-t-il. Plus qu'un décor servant à situer l'action, la musique définit le style du film, son rythme, et caractérise les personnages qui évoluent dans la scène. La musique n'est pas seulement complément, elle est à la fois verbe et sujet. Scorsese ne se contente pas d'égrainer les standards du rock’n’roll ou du jazz, il les travaille comme un matériau filmique, réalisant un montage aussi savant que celui des images. On peut cependant dissocier deux méthodes de travail chez le cinéaste. Ses films les plus "documentaires" n'utilisent que de la musique populaire (Mean Streets, Raging Bull, Les Affranchis), alors que ses films les plus fictionnels ont recours à des partitions originales (Les Nerfs à vif, Le Temps de l’innocence, La Dernière tentation du Christ).
 

Dès Who's That Knocking At My Door? , Scorsese expérimente avec une bande musicale qui rejette le concept de partition écrite et d'accompagnement, en faveur d'un collage de morceaux de styles très variés, mais où domine le rock. Ce sont évidemment ces films d'époque (évoquant les années quarante à soixante) et plus autobiographiques (films du milieu italo-américain: Who's That knocking At My Door? , Mean Streets, Raging Bull, Les Affranchis) qui pratiquent le plus systématiquement cette formule. La musique n'y accompagne rien, elle ne mime pas de manière redondante, comme dans tant de films, le contenu des scènes ("Une scène d'amour avec une musique d'amour est tout simplement médiocre" remarque Scorsese). "Elle vit sa propre vie, communique aux images sa pulsation, son rythme, et s'harmonise au débit des personnages, et aux ruptures du style visuel. En ce sens, l'utilisation de chansons d'époque par Scorsese diffère de celle qui en est faite dans bien d'autres films américains depuis American Graffiti, où elles n'ont qu'une valeur d'évocation nostalgique (Radio Days de Woody Allen). Trop souvent, on n'utilise la musique que pour définir une tonalité générale ou pour situer historiquement un film. En d'autres termes, on la réduit à de la décoration, à une illustration ou à un remplissage. Une facilité conventionnelle qui se substitue à un véritable travail sur le matériau cinématographique" (i50 ans de cinéma américain, Ed. Nathan 1991).


 
 

Dans Mean Streets, par exemple, la musique est plus ancienne que la période du film, car c'est celle que les personnages préfèrent. Donc, au lieu d'écouter les tubes de 1973, l’époque qui est la leur, ils se délectent de Johnny Ace ou des Ronettes apparus bien plus tôt. Comment imaginer dès lors, De Niro entrer dans un bar, au ralenti, autrement qu’en entendant Jumpin' Jack Flash des Stones? Scorsese a même dit que pour lui, le film tout entier se limitait à Be My Baby et Jumpin' Jack Flash. Pour Raging Bull, son approche fut là encore très différente. La musique du film est celle de son enfance, celle des 78 tours de son père, et non celle qu’écoutent les personnages. Encore une fois, cela n'a rien à voir avec la volonté de préciser que l'action du film se déroule dans les années quarante. Et pourtant la musique s'accorde parfaitement avec la colère, la jalousie et les tendances autodestructrices de Jake La Motta. La bande son de Raging Bull est déjà beaucoup plus expressive. Comme le déroulement des images, elle devient un continuum ininterrompu, bouleversant les codes de lecture de la musique au cinéma. Les bruits ont la même brutalité agressive que la musique et les images, et sont conçus avec le même souci d'invention, de variété, et de renouvellement. Scorsese affirme par exemple que, dans les combats de boxe, chaque coup de poing, chaque déclic d'appareil photo, chaque flash a un son différent. Frank Warner, le spécialiste des effets sonores, gardait jalousement le secret de ses inventions, jusqu’à détruire ses propres enregistrements, afin que personne ne puisse jamais les réutiliser. Le mixage dura seize semaines, le double de ce qui avait été prévu.


Pour La Couleur de l’argent, et avec l’aide de son ami Robbie Robertson, Scorsese a incorporé de vieilles chansons de rock, d’Eric Clapton à Robert Palmer, en passant par Peter Gabriel et Mark Knopfler. Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Curieusement, les films de Scorsese les plus musicaux ne sont pas ceux où la musique est sujet (New York, New York, The Last Waltz), mais ceux où il va plus loin dans cette idée de musicalité. Les Affranchis marque, qualitativement et quantitativement, l'apothéose de l'approche scorsesienne: les enregistrements d'époque s'y succèdent sans interruption (les droits payés pour leur utilisation atteignent le chiffre record d’un million de dollars!) et deviennent partie intégrante de la forme et du style. Dans le film, la musique fait partie intégrante de l'environnement des personnages. Elle fait même partie de ce perpétuel mouvement en avant qui finit par devenir incontrôlable. Les ballades italiennes cohabitent avec la soul, la chanson américaine et bien évidemment le rock. Mais le jazz est également présent, dans une recherche constante d'un mouvement qui s'apparente ici au swing (et qui naît du montage), et dans le travail considérable sur la matière sonore. Gilles Mouellic l'expliquait dans son livre: "Pulsation interne proche du swing, singularité rythmique, et traitement spécifique du son: loin de ces long-métrages où la nostalgie et le charme de la désuétude composent une vie rêvée de l'Amérique et de ses tourments, et, à travers elle, une vie rêvée du jazz, Scorsese parvient à transcender cette dimension mélancolique, en donnant à la musique un rôle autrement essentiel".


Les deux dernières minutes du film sont à cet égard les plus symboliques de ce détournement. Henry Hill vient de dénoncer ses acolytes au FBI. Lui et sa famille ont changé d’identité et bénéficient du programme de protection des témoins. Ils vivent maintenant dans un pavillon de banlieue tout ce qu’il y a de plus banal. En voix-off, Hill se plaint de sa nouvelle vie de quidam. A l’instant où il jette un regard désabusé à la caméra, apparaît en songe son ami Tommy, assassiné une demi-heure plus tôt dans le film. Tommy tire toutes les balles du pistolet qu’il tient dans sa main, puis fondu au noir. Sid Vicious, le bassiste des Sex Pistols, entame alors une reprise de My Way, la massacrant superbement. Le rythme déchaîné surprend tout autant que le choix de cette chanson, classique parmi les classique, et recordman du nombre de reprises. La vie iconoclaste du personnage principal vient heurter le rythme bienveillant de cette chanson de crooner des mœurs américaines. Pour Henry Hill, la messe est dite, cynique et pessimiste.


Dans Casino, c'est encore autre chose. La musique est plus ironique puisque le film est d'une tonalité triste, voire amère. La musique populaire apporte au film une force et un dynamisme qui lui feraient défaut autrement. Les bandes originales de Casino et des Affranchis sont d’une grande variété. On y passe de Dean Martin à Little Richard avec un détour chez Tony Bennett, Louis Prima ou encore Aretha Franklin. Cependant, Casino et Raging Bull tranchent avec les autres films dits "documentaires" du cinéaste, puisque un morceau de musique classique est utilisé pour l’ouverture. La Passion de Matthieu de Bach ou la Cavalleria Rusticana revisitée par Mascagni, tout comme le Thème de Camille, à l’origine composée par Georges Delerue pour Le Mépris de Godard, viennent s’ajouter au formidable pot-pourri de chansons populaires. Dernièrement, A Tombeau ouvert résonne encore du blues de Van Morrison et de UB40, et des chansons rock des Clash et des Who, tandis que Gangs of New York marie dans la ville-titre des années 1860, aussi bien Bono que Peter Gabriel.


Scorsese a également travaillé avec des compositeurs, et non des moindres. C’est Bernard Herrmann, qui le premier, comprit l’univers du cinéaste au travers de Taxi Driver. L’une des clés de ce film, c’est que Travis Bickle, le héros, n’écoute jamais aucune musique. Il reste seul à ronger ses angoisses. Herrmann a magnifiquement su capter cette sensation de solitude extrême et d’exclusion. Pour La Dernière tentation du Christ, Scorsese avoue n’avoir pensé aux images qu'après avoir entendu un groupe marocain qui s'appelle Nass El Ghiwane. Il a aussitôt demandé à Peter Gabriel de composer une partition aux allures primitives et religieuses, enracinée dans les musiques d'Afrique du Nord, de Turquie et d'Arménie. Le résultat, en tous points somptueux, est à l’opposition des partitions musicales des grandes fresques hollywoodiennes. Ensuite, Scorsese s’adressa à Elmer Bernstein, pour dans un premier temps retravailler la partition de Herrmann du premier Cape Fear, avant de lui confier l’orchestration du Temps de l’innocence. Pour ce dernier film, Bernstein a composé, avec une extrême délicatesse, une musique de chambre stylée du début du siècle américain, en y ajoutant un peu de la tristesse et de l’émotion du personnage principal, Newland Archer, amoureux maudit. Enfin, Scorsese fit appel à Philip Glass pour Kundun, justement nominé à l’Oscar. Pour Gangs of New York, c’est Howard Shore qui est rappelé, après avoir écrit la partition d’After Hours. Il est d’ailleurs à noter que Gangs diffère de toutes les autres œuvres du cinéaste, de par son utilisation de matériaux récents, comme la chanson de Bono, alors que le film s’attarde sur une période du passé. Scorsese était bien évidemment dans l'impossibilité de faire appel à des morceaux d'époque, mais a néanmoins tenu à retrouver une tonalité originelle, après avoir étudié les partitions de chansonnettes du siècle dernier, afin de plonger le spectateur dans ces sonoritées oubliées.